Hommage pré-mortem au dealer des banlieues

Je suis une capuche dans un hall tagué par l’ennui. Le guetteur de 12 piges prêt à déclencher le signal sonore à chaque irruption de bleu sur la toile, celui qui chauffe le couteau à blanc pour départager les kilos par barrettes de 20, de 50. Des horaires de merde en toute saison, sans couverture maladie ni cotisation. Je négocie, je chouffe, je livre, je convoie, je gardienne, je vends, je compte, je suis cent et un métiers mais une même rage de vivre. J’ai choisi cette voie en connaissance de cause, en me foutant des conséquences. Pacte de sang avec le diable argent, j’ai signé sans même hésiter. Tout, la tôle, le chagrin de ma mère, tout, sauf rester cet échec ambulant, perdant de père en fils aussi loin que les premiers colons s’en souviennent. La richesse est dans nos cœurs, prétendent les poètes, les professeurs. Mon cul, moi j’veux de l’oseille ! Alors l’illégal m’a prêté ses perches pour que je puisse zieuter de l’autre côté du périph’. J’y ai vu du beau, du doré mais point trop n’en faut. Juste de quoi pétarader au quartier en racontant que dans ce monde-là, tout se paye comptant et que seuls les billets ont une couleur de peau. Jamais je brasserai autant de pesos que Pablo, mais toujours mieux que de trimer pour une mille-deux en priant pour que le vendredi soir arrive le plus vite. Vous trouvez mes manières mauvaises, mes fréquentations lamentables mais je suis le régulateur de la rage urbaine. Un courant d’air sale qui vous est indispensable.

Attention à vos fesses, vous les politicards, car ma fin approche et après moi : le désert. Depuis le temps que les intellos adeptes de la fumette squattaient les plateaux télés pour pousser à l’ouverture des vannes de la marie-jeanne… A force de bourrage de crânes, ils ont convaincu la France de l’intérêt de légaliser. Et quand la société veut son changement, c’est maintenant, et le système n’a d’autre choix que de suivre bêtement. Si le bourreau des cœurs au scooter n’a pas bougé d’un cil sur la question, c’est l’autre vieil ado accroché à la main de maman qui l’a fait. Alors, c’est pour bientôt. L’année prochaine ou celle d’après. Incapables d’améliorer la situation économique ou sociale, vous avez dû racler les fonds de tiroirs soixante-huitards. Le mariage entre mecs : fait. L’adoption : fait. Fin de vie : fait… Légalisation des drogues douces ? Allez tiens, pourquoi pas ! Une diversion à peine masquée mais toujours préférable aux délires sur les femmes voilées qui reviendront bien assez tôt sur la table. Pas sûr que ça rattrape le reste mais le grand con au grand front l’aura sa mesure phare, son entrée dans l’Histoire. Une abolition sans Badinter ni discours révolutionnaire mais il pourra toujours raconter d’un air fiérot qu’il a marqué le pays de son empreinte. Pff, tu parles d’un géant…

Une fois la légalisation, la question banlieue sera définitivement pliée, c’est ça, hein ? Côté blé, des milliards tomberont dans les caisses de l’Etat et encore plus d’emplois verront le jour : agriculteurs, permaculteurs, commerciaux, consultants, gérants et employés de salons de Thé HC, critiques, journaleux, transporteurs. Attirées par l’odeur des billets neufs, des hordes affamées de baveux et d’experts comptables se battront pour plumer la poule aux œufs verts. Côté sécurité, les keufs pourront enfin concentrer leurs efforts sur les véritables problèmes tandis que nos tours HLM seront débarrassées de la racaille – Sarko si tu nous regardes depuis ta cellule… Côté santé, on pourra investir dans à peu près tout, réguler, prévenir à grande échelle mais je préfère laisser la parole aux experts qui vous citeront le modèle uruguayen, à moins que ça soit le canadien. A vrai dire je n’en sais rien, Paris me semble déjà loin…

De cette tombola géante, tous les Français n’en profiteront pas. Pas ceux qui galèrent à l’écart des centres-villes où tout est facile. Pas nous quoi. Parce que notre trafic fait vivre 150 000 personnes. Autant qu’une boîte comme la Société Générale, sauf que nos paradis n’avaient rien de fiscaux. Prenez ce chiffre, multipliez-le par 4 ou 5, et encore car nos familles sont nombreuses, et vous aurez une idée du nombre de cas-soc’ qui croquaient l’illégal jusqu’au trognon. Plus que la Société Générale, on était les Restos du cœur parce qu’on aimait arriver du supermarché le sourire jusqu’au diam’s et remplir le frigo des proches en insistant trente fois pour refuser le petit billet tendu avec insistance. Ecrans plats, vacances au bled, des kiffs par bouquets, rien de trop beau pour ceux qu’on aime. Et, quel bonheur de voir la mama se la jouer Madame toute une après-midi de lèche-vitrines, elle qui lave d’habitude celles des autres ! Ah, je vous vois venir avec votre air supérieur. Facile de juger quand on n’a jamais traîné de cabas Tati ras la gueule sur des kilomètres. La galère rend matérialiste, voilà tout.

Et vous croyez qu’il arrivera quoi quand le milliard que générait le trafic d’herbe s’éloignera de nos cités ? Que vos politiques de la ville combleront le vide, bande de bâtards ? Les investissements annoncés nous passeront sous le nez et se glisseront dans la barbe des hipsters, bien plus légitimes pour obtenir une licence d’ouverture de salon de Thé HC. Les anglicismes rassurent plus les banquiers que l’accent tié-quar. Vous qui jurez que l’économie de la verte recrutera en banlieue comptez uniquement envoyer d’anciens chauffeurs Uber s’emmerder comme des rats dans des costumes de vigiles trop larges. Les boulots qui valent la peine reviendront aux vôtres, les biens propres qui expliqueront avec une patate chaude dans la bouche en quoi la Skunk est LE produit du moment ou que la White Widow calme parfaitement le mal de dos. Les vases communicants se déversent dans les mêmes rizières, l’argent va vers l’argent disait ma pauvre mère. Une injustice de plus, sauf que cette fois vous nous dépouillerez et refourguerez le magot à vos gamins. Aux armes citoyens, formez vos bataillons, annonce votre Marseillaise. Alors comptez pas sur nous, « les grands frères », quand rugiront les prochaines notes de l’hymne des banlieues après une énième bavure policière.

Car jusque-là, notre biz avait contenu la colère sociale en offrant à des quartiers entiers des masques à oxygène permettant de respirer le nez dans la merde. Dans l’intimité des dieux vous l’évoquiez, certains qu’aucun micro ne risquait d’intercepter vos aveux. « Quand viendra la légalisation et que les dealers tiendront plus le pavé, auprès de qui devrons-nous négocier la paix des braves ? Des barbus ? » Toute votre classe politique savait pertinemment que les cités où régnait le trafic cramaient jamais et vous vous frottiez les pognes si y en avait une dans votre commune. Pour nous remercier, vous avez jamais livré la guerre contre la drogue que vous promettiez à vos électeurs aux cheveux blancs. Les descentes d’escadrons de forces spéciales façon Tijuana restaient bien sagement coincées entre les lignes de vos programmes de campagne. En réalité, messieurs les mafieux, vous vous intéressez surtout à la contrefaçon et aux cartouches de clopes. Là est la vraie concurrence, pas touche à vos fleurons économiques et à vos saintes taxes. Alors, si le trafic de verte venait à persister malgré la légalisation, ma main au feu que vous séviriez enfin façon terre brûlée. La loi du plus fort, vous voyez, on n’a rien inventé. Mais pas de panique, le client n’est pas assez con pour risquer une amende quand il pourra acheter de la came de meilleure qualité dans un joli magasin au bois laqué.

Alors, qui pour remplir les frigos des daronnes et habiller les petits de la tête aux Nike ? Vous les oligarques ? A moins que vous décidiez de détruire nos cités pourries pour nous reloger dans des copros chicos aux normes écologiques AAA. Que vous luttiez – vraiment hein, pas comme depuis quarante ans – contre l’exclusion, le racisme, le chômage des jeunes et des moins jeunes. Mais soyons honnêtes, même si vous nous proposiez une véritable alternative, on ne renonce pas à l’argent facile pour un CDD sous prétexte de congés payés. Les plus malins s’infiltreront dans d’autres secteurs moins risqués mais rentables à souhait, les plus énervés grimperont les échelons du banditisme pied au plancher. Aux petites mains du trafic les incivilités par désœuvrement, l’envie de tout péter.

J’étais le dealer, le statu quo des banlieues. Démerdez-vous sans moi.

7 décembre 2018

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